« C’était un peu comme s’il s’y était préparé toute sa vie et pourtant, quand c’était arrivé, il était resté bouche bée pendant quelques secondes. Mais on n’eût probablement jamais vu kidnapping plus aisé et moins émotif au sein de l’organisation… »



C’était l’hiver et il faisait froid dans le minable petit appartement qu’un couple décharné occupait. Une odeur nauséabonde rappelant un mélange de litière sale, de poussière et de fumée de cigarette planait dans l’air ; impossible de s’en défaire. Des bouteilles d’alcool étaient abandonnées çà et là, certaines se déversant du peu qu’il leur restait. Ça aussi, ça empestait… L’alcool qui collait à présent au sol et les mouches qui s’y laissaient prendre. Le petit garçon de même pas encore quatre ans tirait inlassablement sur la manche de sa mère, défoncée à dieu seul sait quoi encore.

« Maman. Maman… Maman… », répétait-il en une litanie sans fin, implorante et irritée toute à la fois. Il avait froid. Ses petits pieds nus commençaient à bleuir. La femme grogne quelques mots qu’il ne parvient pas à comprendre et il n’essaie en fait même pas. « Le bébé a froid… Hyun Hee a froid ! »

La femme tourne la tête vers lui, marmonnant un « qui ? » qu’il comprend par un quelconque miracle, cette fois-ci. Hyun Hee, son petit frère de même pas encore un an, bien sûr. Le bébé pleurait. Il savait que quand son père allait rentrer, c’est lui qui allait goûter au cuir de sa ceinture. Et de fait, des pas lourds se font entendre dans l’entrée, la porte est claquée et un « TAE HWAN ! » puissant est lancé à la volée. Le prénommé Tae Hwan essaie d’effectuer une retraite stratégique vers sa chambre, mais ses petits pieds se prennent dans des canettes vides, corps morts laissés à l’abandon, et il tombe de tout son long, se blessant le menton au passage. Son regard s’embue, mais l’enfant ne pleure pas. Il savait que ce serait pire. De toute façon, son père lui hurle déjà de se taire alors que c’est pourtant Hyun Hee qui fait du bruit.

La ceinture claque. Une fois, deux fois, trois fois. La peau de son dos et de ses fesses lui fait mal. Tae Hwan est néanmoins relâché. Le bébé a cessé de crier tout seul, il ne sait pas trop comment. Du haut de ses trois printemps, il croit que c’est pour que leur père arrête de le battre. Discrètement, le petit garçon entre dans le débarras du chien dans lequel le berceau a été posé à l’arrache. Il prend Hyun Hee dans ses bras sans savoir à quel point c’était dangereux. Pour peu qu’il échappe le bébé… ce qui ne manquerait pas d’arriver avec ses petits bras encore faibles et ses pas mal assurés. Pourtant, il n’y a pas de casse cette journée-là et le bébé est amené dans la chambre de Tae Hwan. Il se glisse sous les couvertures avec Hyun Hee et le serre tout contre lui pour le réchauffer. C’est la première de nombreuses nuits passées ensemble au milieu d’un chaos incompréhensible pour les frères Park.



Les poings en sang, Tae Hwan observe sans émotion le garçon qui gît à ses pieds, inconscient. Mort ? Non. Il voyait encore sa cage thoracique se soulever et se rabaisser régulièrement. Par contre, il aura certainement besoin d’une longue convalescence à l’hôpital. Son visage est en sang. L’acharnement qu’y avait mis l’adolescent était effrayant. Quatorze ans et déjà insensible. Se penchant, Tae Hwan essuie ses poings sur la chemise d’étudiant de son camarade de classe. Puis, il tourne les talons comme si de rien n’était. Peut-être pas si insensible pourtant, alors qu’il s’arrête devant la vitrine d’une boutique fermée pour se regarder. Gros. Essoufflé de rien. Incapable. Ce qui l’avait vraiment fait sortir de ses gonds, c’est que ce type était passé par son petit frère pour l’attaquer sur son physique, cette fois, demandant comment il était possible qu’il ait un frère si délicatement fin alors que lui était si gras et dégoûtant. C’est vrai que lui, à onze ans, il était déjà gros. Il avait toujours été un enfant potelé. De mauvais gênes dont Hyun Hee n’avait pas hérité…

Ce qui sauve Tae Hwan cette fois-là, c’est l’heure avancée de la nuit en partie. L’isolation de la ruelle choisie pour le méfait, aussi. Mais surtout, c’est Hyun Hee, qui quand on l’interrogea, afficha son air le plus délicieusement innocent pour assurer qu’il avait passé toute la nuit dans la chambre de son frère à cause d’un mauvais rêve et qu’il l’aurait forcément su si Tae Hwan avait fait le mur. Personne n’avait remis en doute les paroles du si joli petit garçon. Le soir après cet interrogatoire forcé, l’aîné avait posé un baiser chaste sur les lèvres du cadet. C’était le début de deux longs chemins qui changeront tout : celui de la remise en forme pour Tae Hwan et celui du support infini envers son aîné pour Hyun Hee.



Étendu dans son lit, Tae Hwan observe son petit frère qui rigole, assis au pied de celui-ci pour sa part. Il a un bref sourire qui disparaît rapidement toutefois, mais pas parce qu’il fait la gueule. Il est un peu songeur, peut-être. Peut-être qu’il a ses raisons de l’être puisqu’à dix-huit ans, l’adolescent vient de se voir attribuer une étiquette un peu particulière : celle de psychopathe. C’est ce qui avait fait rire Hyun Hee, qui ne semblait pas y croire. Peut-être par soutien. Mais sincèrement, Tae Hwan n’en a pas grand-chose à faire, des étiquettes des gens.

« Je le suis, Hyun Hee. Psychopathe. »

Le regard de son cadet change, il reste comme pétrifié un instant mais Tae Hwan vient caresser deux secondes une cuisse de son pied pour le ramener à de meilleurs sentiments.

« C’est évident, regarde-moi. Mais ce n’est pas important. Aucune de leurs étiquettes ne pourrait nous atteindre. Nous ne sommes pas obligés de vivre de leur façon. Comme quand Kang t’a dit que tu ne pouvais pas me regarder de cette façon parce que j’étais ton frère. Qu’est-ce que ça change ? Ce n’est pas comme si ce qui lie deux frères, les parents, étaient très importants, non ? »

Bon, bon. Il savait que Kang s’était excusé passé la petite surprise initiale mais il aimait bien reprendre ce gosse trop près de son frère à son goût. Et afficher un peu ses défauts à Hyun Hee. Quoi qu’il en soit, Tae Hwan fait signe à son frère de s’approcher. Il le prend dans ses bras, sachant que le garçon avait à présent besoin d’être réconforté. C’était un peu comme si ce diagnostic, c’est Hyun Hee qui l’avait eu et pas lui. Ça le touchait beaucoup plus. Mais ça lui passerait. C’était juste des mots et ils n’avaient aucune importance.

« Quoi que je sois, si un jour tu as besoin de moi, je vais aller t’aider. Peu importe où tu es. Peu importe ce que tu fais. Je vais être là. »

Cette promesse, Tae Hwan entendait la tenir quoi qu’il en coûte.



Hyun Hee avait été amené et les raisons de son kidnapping avaient été claires… C’est à lui qu’on avait expliqué brièvement, pas à ses parents qui, réalisant que ces hommes en avaient après leur cadet, n’avaient rien dit et étaient retournés se coucher comme de braves bêtes bien idiotes. Tae Hwan avait lutté, lui. Il avait été frappé lourdement dans le ventre, aussi, privant ses poumons d’air pendant une longue minute. Pendant qu’il suffoquait, on lui avait expliqué et il était assez lucide pour comprendre. Le Battle Royale. La roue avait tournée. Hyun Hee était parti. L’appartement avait été vide, si vide…. Et Tae Hwan avait essayé de tenir sa promesse dans la mesure du possible.

L’inscription à l’Université s’était faite dès le lendemain. Il avait à présent à nouveau un numéro étudiant qui pouvait, à tout moment, être appelé par la loterie de la mort. Il attendait son heure, patient, son sac déjà fait et pourtant, une partie de lui, celle qui connaissait bien les lois de la probabilité, n’y croyait guère. Jusqu’à ce qu’une nuit, celle du 15 juillet 2017, ils entrent à nouveau dans le petit appartement minable. Qu’ils viennent le chercher lui. Le jeune adulte s’était lentement levé, se sentant comme dans un rêve. En était-ce un ?, avait-il demandé à un des hommes qui ne lui avait pas répondu, lui lançant seulement un regard perplexe. Finalement, il avait mis son uniforme, pris son sac déjà fait… et ramassé son porte-feuille. Ça y était. Il allait lui aussi entrer dans le grand jeu…

La roue a encore une fois tourné…