Une histoire plus ou moins banale, un début sans aucune originalité. Un couple, quelques années de bonheur, un mariage. Puis un enfant. Encore quelques années d’émerveillement, ponctuées de rires. De larmes, parfois. Un mariage d’amour qui finit par devenir un mariage d’intérêt. Trop de capitaux à placer, trop de biens à partager. Alors on préfère laisser couler, fermer les yeux. On fait chambre séparée, prend des amants, des amantes. Et puis on maintient l’image d’une famille unie comme charmante façade. Hypocrites, malheureux, mais, surtout, riches.

Ce fut, plus ou moins, dans ce cadre que grandit Amadeus. Amadeus. Un nom trop grand pour un petit être, trop vieux pour un nourrisson. Un nom attribué par la folie des grandeurs. Plus qu’un nom, un caprice. Quelque chose de beau, de majestueux, qui sonnait pourtant faux. Qui l’était.
Peut-être que tout découlait de cela.

Il représentait l’enfant parfait du couple parfait, celui de la parfaite famille. On s’émerveillait devant son regard vif et son air malicieux, les fossettes qui perçaient ses petites joues rondes lorsqu’une moue venait étirer son sourire timide. Plus que tout au monde, il paraissait aimer ses parents. Il suffisait de voir la façon dont il sautait dans les bras de son père, embrassait sa mère. Ensemble, ils faisaient un si joli tableau. Mais derrière la peinture éclatante, derrière le vernis doré, il y avait la vérité. Un peu moins belle. Un peu plus âpre. Une image un peu plus réaliste de par son humanité : sa laideur.

Ses parents ne l’aimaient pas. Pas plus qu’il ne les aimait, d’ailleurs. Très vite, sa mère s’était rendue compte qu’élever un enfant était fatiguant, que cela ne lui convenait pas. Le voir grandir lui donnait l’impression de vieillir ; c’était particulièrement déplaisant. Son père, lui, préférait de loin ses maîtresses et les divertissements qui s’y accompagnaient. Tous trois ne se retrouvaient que pour quelques occasions, en particulier lorsqu’il s’agissait de faire bonne figure aux yeux de la société. Amadeus, de la sorte, ne partagea aucun lien réel avec eux. Elevé par des gouvernantes, les rapports avec ses géniteurs n’étaient que bien limités. D’eux, il apprit seulement l’importance de faire « bonne figure », de feinter. Mentir. Enfant déjà, il se révélait être totalement formaté. Adorable petit automate, il usait de sourires, jouait de tout un tas de mots, plus charmants les uns que les autres. Des mots qu’il ne pensait même pas.

Sa « réalité » était  bien différente. Privé de toute forme d’affection, Amadeus n’aimait pas. Ne ressentait pas. Il savait reproduire à l’identique n’importe quelle émotion, cela ne restait rien de plus que du vent, de la poudre aux yeux. Il imitait tant et si bien que cela lui suffisait : cela suffisait. Blasé des relations humaines avant même de les avoir connu, il maintenait une image irréprochable, vendait du rêve. Surdoué, il s’exprimait mieux, réfléchissait mieux, présentait mieux. Mieux. Mais certainement faux. On l’appréciait pour son apparence, pour son statut, son caractère et son intelligence. Et on finissait par penser, dans un soupir amer, qu’il avait tout.
Il ne disposait pourtant de rien.

Ce n’était qu’une vaine illusion, que du feu. Amadeus se moquait des gens, se moquait de tout. Lorsqu’il était en dehors de la salle de cours, il était rivé devant ses écrans, ses jeux. Lassé de côtoyer des gens qui l’indifféraient, il préférait de loin s’enfermer dans un monde de violence et de mort qu’il percevait à l’intérieur de tous ses jeux vidéos, de tous ses univers fictifs. Afin de se décharger de toutes obligations sentimentales, ses parents lui achetaient la moindre nouveauté au gré de ses caprices. Très tôt, il avait découvert ce monde numérique qui le charmait tout spécialement, le coupant au maximum des interactions sociales. Qui l’aurait pourtant cru ! Lorsqu’il se retrouvait sur les bancs de l’école, le garçon était le plus agréable possible : il mentait si bien.

Il avait spécialement pris goût aux jeux de combats : de massacre. Une fascination toute singulière s’éveillait peu à peu pour les images de morts et celles de violence extrême. Un lent processus de déshumanisation. A travers ses écrans, tuer devenait un jeu formidable : un fantasme inavoué. Dépourvu d’empathie, de compassion, les humains pixélisés ne changeaient pas tant de ceux qu’il côtoyait tous les jours plus par obligation que par choix. Les cours, de par leur facilité déconcertante, l’ennuyaient. Les autres, les être humains, le dégoûtaient. Vivre en société le révulsait.

Une part enfantine subsistait cependant en lui : un sadisme primitif, qui prenait des proportions de plus en plus alarmantes. Disséquer en cours de science lui apportait une étrange satisfaction. Amadeus se découvrait une nature inconnue : la cruauté. Le plaisir de massacrer, la plénitude d’écraser. Il avait fini par prendre goût à des lubies de plus en plus étranges, fantastiques. Maltraiter les animaux qui avaient le malheur de croiser son chemin, s’essayer à des tortures psychologiques. Ses camarades de classe en furent les premiers cobayes. A force de sourire, à force de gentillesse, de manipulation, il détruisait. Par un filet de venin doucereux, quelques mots, quelques révélations bien placées. Echafauder des plans, des situations, attiser l’amour, la jalousie. Briser. De façon détournée, de façon douloureuse. La peine des autres, leur désespoir, ne le touchaient pas. Il se réjouissait pourtant des larmes, des cris, de la violence. Mais personne ne réalisait l’ampleur que prenait peu à peu cette facette monstrueuse. Comme béni par une divinité, Amadeus restait nimbé de son voile de candeur, d’une perfection quasi-inhumaine. Sous n’importe quel angle, l’adolescent demeurait irréprochable.
Il ne faisait qu’appliquer ce qu’il avait toujours appris.

Les cris des gouvernantes l’avaient réveillé en sursaut. Des pas lourds, nombreux, avaient gravi les escaliers dans un fracas assourdissant. Et puis on avait ouvert la porte de sa chambre avec une violence inouïe, était venu le tirer du lit sans aucune douceur. Dans sa poitrine, son cœur s’était mis à tambouriner plus fort. Il ne voulait pas y croire. Il ne voulait pas croire que cela existait réellement. C’était...fantastique. Ni plus ni moins. Il avait toujours voué un culte à cette légende urbaine en laquelle personne ne portait d’attention. Il s’était toujours convaincue qu’elle existait bel et bien. Et, il avait eu raison. De surcroît, lui, avait été choisi. En dépit de la panique qui gagnait peu à peu l’immense maisonnée, il était, paradoxalement resté très lucide. Ses mains, en faisant rapidement son sac, avaient tremblé. Qui aurait pu savoir que cela n’était du qu’à l’excitation ?
Et, lorsqu’on vint couvrir son visage, il ne put retenir le rictus cruel qui tordit ses lèvres. Quelque part, un dieu devait bel et bien veiller sur lui. Il était choisi, était aimé. Cela ne faisait pas le moindre doute.