❝ Salut Lorien ! On ne se connaît pas encore toi et moi, mais l'une de mes profs pense que ça serait bien pour moi d'écrire un journal. Que ça pourrait m'aider un peu. Alors je le fais parce que je sais que ça aidera ma mère à aller mieux. À moins s'inquiéter pour moi. Alors je crois qu'il faut qu'on se présente non ? Je ne me rappelle pas bien de mon enfance, je crois que j'ai oublié beaucoup de choses volontairement. Mais voilà ce que je peux te dire... ❞


❝ Salut ! J'ai tellement de choses à te raconter aujourd'hui ! Je te passe le passage où j'ai encore créé une catastrophe digne de l'apocalypse en trébuchant sur un caillou et en faisant tomber la pyramide des cheerleaders par inadvertance. Autant dire que je me suis mis à dos une grande partie de mes très chers camarades. Je suis rentrée avec le moral dans mes chaussettes et toujours ces mêmes questions : qui je suis, pourquoi suis-je aussi nulle et pourquoi je ne peux pas être normale comme les autres filles. Alors ma mère m'a raconté une partie de mon histoire. Comme tu le sais, je ne peux pas me souvenir de mon enfance. C'est trop loin. J'ai bien quelques flash de ma première enfance, de mes années juste avant d'entrer à l'école. Je me souviens des rires, des chansons, de certains visages. Je me souviens de quelques-unes de mes premières découvertes. Mais tu te doutes bien que ce sont des souvenirs décousus et épars. Je suis contente de les avoir. Et de toute façon, je te les ai déjà racontés non ? Alors je vais plutôt me concentrer sur le reste !

Je suis née à Chicago dans l'Illinois. Mais ça tu le savais déjà. Mon père était commerçant, il avait une petite chaîne de boutiques nationales et parce qu'il ne voulait pas oublier pourquoi il avait ouvert sa première boutique, il continuait à y travailler. Ma mère, elle était styliste. Et elle l'est toujours aujourd'hui. Elle m'a expliqué qu'avec mon père, ils s'étaient connus trop jeunes et qu'ils n'avaient pas réussi à construire la vie qu'ils auraient souhaité pour notre famille. Alors ils se sont séparés quand j'ai eu un an et demi. Mais ils sont restés en bon terme pour que je puisse profiter de l'amour de mes deux parents. Chacun de leur côté, ils ont commencé à se construire leur propre vie, à faire leurs propres expériences, mais jamais ils ne m'ont laissée de côté. Ma mère a fréquenté plusieurs hommes. Mais au début, elle m'en préservait parce que j'avais du mal à accepter que ma famille ne soit plus unie. Jusqu'à ce qu'elle me présente Gil Yeon, son nouveau compagnon. Celui avec lequel elle envisageait de construire sa nouvelle vie. Un coréen.

Les semaines se sont transformées en mois. Au début, Gil Yeon ne passait que quelques jours et ne restait pas toujours dormir, mais progressivement, il a passé de plus en plus de temps à la maison. Je l'aimais bien. Il était gentil, prévenant. Et il ne voulait pas remplacer mon père, il acceptait d'être juste le nouveau membre de la famille. Il m'a appris le coréen, enfin les bases et sa culture. Et il m'a parlé des autres pays qu'il avait pu visiter. Mais tout ça je m'en souviens. Enfin, je me souviens de la première fois que j'ai rencontré Gil Yeon. Je me souvenais moins du stress et que ça m'avait fait ressentir. De la peur de voir disparaître mon père, alors qu'il avait pourtant toujours été là. La peur de m'attacher à quelqu'un qui partirait aussi. Enfin d'après ma mère, c'est ce que le psy lui a dit. Mais bon, tout ça c'est trop abstrait pour moi. Enfin bref, après tout ça, il a vite été temps de quitter l’école des petits pour l’école des grands et de découvrir de nouvelles aventures ! Même si le bonheur n’a été que de courte durée ❞


❝ Salut Lorien. Il est tard, comme d’habitude. Mais c'est encore ce cauchemar. Encore et toujours. Tous les ans, c'est la même chose. Et tous les ans, je me demande si je pourrais un jour être à nouveau heureuse. Il me manque tellement. Chaque jour, à chaque minute. Quand je vois les filles de mon collège rejoindre leurs parents, quand je vois des pères étreindre leurs enfants, je me rends compte que je ne pourrais plus jamais le faire. Plus jamais le voir, qu'il ne répondra plus jamais quand je l'appellerais. Que je ne verrais plus jamais son regard rempli d'amour sur moi. Et le pire, c'est qu'il s'efface chaque jour un peu plus. Chaque jour, je l'oublie un peu plus. Il me reste les photos, mais ce n'est pas pareil.

Et comme à chaque fois, je me réveille la peur au ventre. Le bruit de l'arme me réveille, et j'ai toujours la sensation que cet homme est là. Celui qui a tué mon père. Celui que j'ai regardé, cachée derrière un rayonnage de la boutique. Cette boutique, dans laquelle on a passé tellement de bons moments. J'étais si petite. Et petit à petit, les bons moments s'effacent. Alors c'est à toi que je confie l'importante tâche de te souvenir. Pour moi. Pour que je puisse jour après jour me souvenir de chaque bon moment dont je me souviens encore pour entretenir son souvenir. Peut-être qu'un jour, la peur disparaîtra. Mais en attendant, je dois faire avec. ❞


❝ C’est encore moi ! Deux ans après la disparition de mon père, ma mère a épousé Gil Yeon. Moi, je me remettais à peine de la mort de mon père, cette transition a été difficile. Elle pensait faire ce qui était le mieux pour moi. Mais bien sûr, cela ne m'a pas semblé être le cas. Je me souviens des pleurs et des cris. Et de la douleur. Parce que j'ai eu l'impression qu'elle voulait effacer tous les souvenirs de mon père. Comme si c'était possible d'effacer mon chagrin. Je ne me souviens pas de tout, mais il a été patient avec moi. Et il a soutenu ma mère dans ces longs mois de disputes incessantes avec sa petite fille qu'elle voulait protéger. Il n'y avait qu'à l'école que je me sentais bien. Enfin... C'est un bien grand mot. J'avais tellement peur de tout. Peur des autres, peur des adultes, peur de l'échec. Peur de moi-même. Et la maladresse ne m'aidait pas. Les autres se moquaient de moi. De mon nom étrange offert par Gil Yeon pour essayer de m'aider. C'était maladroit, mais je sais aujourd'hui qu'il l'a fait avec les meilleures intentions du monde. Bref, si j'étais une bonne élève, curieuse et appliquée, l'intégration n'était pas mon point fort. Et très vite, je suis devenue la brillante, mais très effacée élève du fond de la classe. Pour me faire oublier.

Petit à petit, les choses se sont stabilisées pour moi. Pour nous. J'ai fini par accepter qu'ils ne voulaient pas effacer mon père, mais m'aider à aller mieux et me fournir une famille. Mes peurs par contre n'ont pas diminué. Plus je grandissais et plus je découvrais de nouvelles raisons d'avoir peur : la guerre, la cruauté des hommes, les maladies, la déperdition de la planète. Tout ce monde de grand dans lequel j'entrais petit à petit. Et puis c'est arrivé. Une nuit banale, juste avant mes dix ans. Quelqu'un est entré, pour voler des choses, des objets plus ou moins importants et quelques papiers relatifs à la succession de la chaîne de commerce de mon père. Heureusement, il n'en a pas eu le temps. Quand je me suis levée pour aller boire un verre d'eau, je l'ai trouvé penché sur un tiroir dans le salon. J'ai crié. Et il s'est enfui. Je venais de gagner des dizaines de peurs supplémentaires. Et un nouveau traumatisme. Alors quand ils m'ont parlé de leur projet de déménagement, j'ai accepté. 10 ans à peine et j'étais propulsée dans une autre culture. Je n'ai jamais vu ma mère aussi heureuse. De mon côté, j'étais heureuse de pouvoir découvrir la culture dont mon beau-père m'avait tant parlé. Un peu déçue de découvrir un régime si dur dans une Corée réunifiée. Mais la curiosité l'emportait sur le reste, même sur mes difficultés d'intégration. Je suis redevenue la petite fille brillante mais trop discrète. Je voulais juste qu'on nous oublie, moi, ma maladresse et mes peurs.❞


❝ Salut Lorien ! Tu es prêt pour la suite de mes incroyables aventures ? Non parce qu'au cas où tu ne l'aurais pas compris, on ne s'ennuie jamais avec moi ! C'est le cas de le dire ! Aujourd'hui, j'ai fait tomber une pile entière de livre et j'ai failli assommer un autre élève. Bon, heureusement pour moi, ce n'était pas une de mes rares amies. Déjà que je n'en ai pas beaucoup... Tu l'as donc compris, avec le temps, mes peurs et ma maladresse n'ont pas vraiment diminué. Mais bon, cela ne m'a pas empêché d'être heureuse. J'ai pu visiter un peu le pays, découvrir une culture différente et au final, j'étais heureuse avec ma mère et son nouveau mari. À défaut d'avoir une vie sociale très développée, j'ai beaucoup lu. Et surtout j'ai joué à divers jeux vidéos. Au grand désespoir de mes parents qui auraient préféré que je sois un peu plus ouverte. Mais bon, j'imagine que je ne peux pas leur en vouloir, ils ne peuvent pas vraiment comprendre à quel point c'est difficile pour moi de me faire des amis. Mais bon, j'en ai quelques-uns quand même. Dans le fond, j'aime bien ma vie, j'arrive à y trouver ce que je cherche : des choses à apprendre, des choses à faire, des gens à apprécier et des gens qui m'aiment. Et finalement, le reste c'est parfois un peu effrayant, mais je ne m'en sors pas si mal, tu ne trouves pas ? Il vaut mieux en rire qu'en pleurer dans le fond. Enfin, disons que c'est ce que les autres pensent et ce que je leur laisse à penser que moi aussi, je pense. Parfois, c'est vrai, j'y pense. Parfois, c'est plus dur, je me demande si j'arriverais vraiment à faire quelque chose de ma vie. Parfois, les angoisses sont plus importantes que le reste et je n'arrive pas à faire autrement que de les écouter... ❞


❝ Salut Lorien... Je suis contente de pouvoir encore te parler. Parce que j'ai l'impression qu'on ne se verra plus beaucoup toi et moi. Il m'est encore arrivé un truc de dingue. Mais cette fois, ce n'est pas ma faute. Seulement la malchance. You know. Sur le moment, je n'ai pas compris. Je n'ai pas compris ce qui s'est passé. J'ai juste senti deux grandes mains se refermer sur mon bras, me tirant d'un sommeil plutôt tranquille pour m'exhorter à préparer un sac. Un sac ? Pour quoi ? Pour où ? Des hommes en costume noir, armés, inquiétants. Et plus je les regardais, plus je paniquais, plus je perdais mes moyens. C'était horrible. C'était l'horreur complète. De l'autre côté du mur, j'entendais ma mère s'égosiller, crier, et finalement un homme est entré, il m'a menacée de m'emmener sans mes affaires si je ne me décidais pas. Alors j'ai enfilé l'uniforme puis j'ai attrapé un sac à dos. J'ai préparé mes affaires, fébrilement, ne sachant pas quoi emmener. Puis, j'ai à nouveau été empoignée par le bras et tirée en dehors de ma chambre, de mon cocon. Juste avant de sortir, je me suis tournée pour regarder ma mère, une dernière fois. Et la porte s'est refermée. Après, tout est flou. Les consignes, le collier, le bateau. Et l'océan. Et l'idée de me jeter dans l'eau. L'espace d'un instant, j'ai eu envie de me laisser couler. De ne pas remonter à la surface, de ne jamais poser les pieds sur cette île. Parce que tout ça, c'était juste terrifiant. Mais finalement, j'ai réussi. J'ai repensé à ma mère. Et une fois sur la plage, j'ai couru. Une des dernières arrivées et j'ai failli me faire tuer par un type. J'ai écopé d'une profonde coupure dans le bras et j'ai failli m'évanouir. Mais j'ai couru jusqu'à me laisser tomber dans un trou de souris pour me faire oublier. Mes premières heures sur l'île de la terreur. Je vais mourir. ❞